Journal des années noires

Par Société des agrégés, le 3 mai 2020

Journal des années noires

Tandis que nous bouclons le numéro 503 de L’Agrégation, c’est une citation de Jean Guéhenno, agrégé des lettres (1920), qui illustrera la quatrième de couverture. Mobilisé entre sa scolarité à l’École normale supérieure et le passage du concours de l’agrégation, Jean Guéhenno fut durablement marqué par la grande guerre. Il fut ensuite éprouvé par le second confit mondial. Professeur de première supérieure (khâgne), il est rétrogradé par le régime de Vichy et nommé en classe de 4e au lycée Buffon à la rentrée de l’année scolaire 1943-1944.

J’ai dit adieu aux jeunes filles du collège Sévigné. La directrice, en me proposant des cours d’agrégation, me manifestait sa sympathie et voulait protester contre les brimades dont j’étais victime. J’ai accepté et ne le regrette pas, quoique la fatigue de ces cours s’ajoutât à celle du stupide service que j’avais à Buffon. C’est tout ce que j’aurai fait d’un peu intelligent cette année. Encore ces cours étaient-ils bien techniques, et leur sujet un peu étroit : les six premiers livres des Fables de La Fontaine, le Télémaque de Fénelon. J’ai voulu, avant de quitter ces jeunes filles, leur parler une fois plus librement de la littérature, de ce qu’on y trouve, de l’admirable métier que serait le leur, si elles le voulaient, qui était le mien, de ce métier qui permet de vivre presque continuellement dans la grandeur. Métier de révélateur de merveilles. Je les ai mises en garde contre l’excès de la technique, le pédantisme, ce moyen de tout avilir et qui fait la mort de tant de professeurs, et puis aussi parce que je les sens un peu plus gidiennes qu’il ne faudrait, contre cette mentalité d’amateur qui avilit tout en réduisant tous les livres à n’être que l’occasion de notre plaisir, si bien que nous croyons avoir tout dit quand nous disons « aimer » ou « n’aimer pas » Montaigne ou Pascal, Hugo ou Baudelaire. Un grand livre est un témoignage et un drame. Apprendre à lire, c’est apprendre à écouter ce témoin qui toujours de quelque manière témoigne pour nous, et à reconnaître ce drame qui est toujours de quelque manière notre drame.

Les vrais écrivains, tous, écrivent pour notre salut, ou, si cette formule paraît trop haute, pour le salut de quelque chose en nous, chacun selon son pouvoir, son génie, selon l’intuition qu’il avait du monde. L’un sauve en nous l’esprit de légèreté. L’autre nous enseigne l’insécurité et le risque nécessaires. Une autre la loyauté difficile. Tous nous ramènent à quelque source de notre vie profonde. Les « expliquer » ne devrait être rien d’autre que suivre avec eux le chemin de ces retours, reconnaître ces intuitions fondamentales. Il n’est pas de recherche plus passionnante que cette exploration, cette reconnaissance à travers la forêt confuse d’une œuvre, dans le bruit des phrases et des mots, par-delà tous les bavardages, de l’idée qui mena un homme, du chant profond qui lui fut propre et le fit vivre. Rien qui soit plus propre à faire de nous-mêmes des hommes.

Journal des années noires, 1940-1944, de Jean Guéhenno (24 juin 1944) – Sélectionné par Camille Ferry.