Une francophonie scientifique – Cédric Villani
Par Société des agrégés, le 6 juillet 2013
Ancien élève de l’École normale supérieure, professeur à l’Université de Lyon et directeur de l’Institut Henri-Poincaré, Cédric Villani a reçu la médaille Fields en 2010. Il a également publié aux éditions Grasset en 2012 un roman : Théorème vivant. Engageant, il y a quelques années, une réflexion sur l’utilisation des langues dans les disciplines scientifiques, Cédric Villani a notamment prononcé en 2011, lors des états généraux de la francophonie, une allocution intitulée La francophonie mathématique, dans laquelle il développait une argumentation extrêmement pertinente sur ce sujet complexe. Nous lui avons demandé de revenir pour nous sur certains passages de ce texte très éclairant.
Comment comprendre la polémique née lors de la discussion du projet de loi sur l’enseignement supérieur et la recherche qui met fin à la suprématie du français comme langue d’enseignement ?
La virulence de la polémique récente n’a sans doute pas d’explication rationnelle, et doit bien sûr être recherchée dans des facteurs affectifs, en sus du clivage sciences « dures » / sciences humaines qui était assez clair dans l’ensemble. Ce débat a malheureusement eu des conséquences assez néfastes, car il a caché le fait que des mesures considérablement plus importantes faisaient partie du dernier projet de loi. L’introduction de l’anglais dans les cours est déjà actée depuis longtemps dans les écoles de commerce ou les grandes écoles, qui n’ont pas attendu la loi pour opérer ce changement.
Quelle évolution peut expliquer la nécessité d’enseigner en anglais ?
Une raison pour laquelle il est important de dispenser une partie des cours en anglais est tout simplement le développement de la publication en anglais de la recherche internationale. Ce phénomène est incontestable et incontournable. Vous avez raison de replacer ce problème dans un contexte historique, alors revenons en arrière, à une oeuvre phare du 20e siècle scientifique : les trois articles d’Einstein sur la relativité, la physique quantique, la physique statistique ainsi que son chef-d’oeuvre, la théorie de la relativité générale, tous ces travaux ont été écrits en allemand, dans la prestigieuse revue Annalen der Physik. Ce n’était pas une exception, une faveur que l’on aurait accordée à Einstein : l’allemand était la langue de travail privilégiée de la communauté physique de l’époque. Aujourd’hui, Annalen der Physik est une revue 100 % anglophone : il ne reste que le titre qui soit en langue allemande ! C’est un exemple parmi de nombreux autres ; tous les indicateurs montrent sans ambiguïté que l’anglais s’est imposé comme la langue universelle de la communication scientifique, à la faveur des changements géopolitiques accompa- gnant les deux guerres mondiales. Insistons au passage sur le fait que le français et l’allemand étaient, avant guerre, les langues scientifiques les plus importantes : le changement de langue est venu avec le nouvel ordre mondial qui se met en place au milieu du 20e siècle. Outre la puissance américaine qui a tout attiré pendant et après la Seconde Guerre Mondiale, le besoin de normalisation s’est fait sentir avec l’internationalisation ; et l’Asie est entrée dans le jeu avec des langues très différentes. Du temps où tout était centré sur l’Europe, on pouvait se permettre d’entretenir plusieurs langues de communication, car après tout chaque européen peut maîtriser trois ou quatre langues européennes ; mais on ne peut décemment exiger d’un scientifique japonais ou chinois qu’il fasse l’effort de maîtriser deux langues européennes distinctes.
Dans quelle mesure votre discipline est-elle touchée par ce phénomène ?
Le seul domaine scientifique qui résiste un tant soit peu à l’anglophonie, c’est la mathématique. Pourquoi le français en mathématique ? C’est en grande partie un héritage de Bourbaki, Grothendieck et leurs confrères, défendu par une communauté mathématique fière qui vit l’anglophonie comme une invasion. J’ai du respect pour cette attitude, mais je ne m’y associe pas ; je pense que le coeur du combat est ailleurs. Je crois qu’il est bon qu’il y ait un standard international de communication en recherche, et pourquoi pas l’anglais ? Après tout, si l’Europe a perdu le leadership scientifique, elle n’a qu’à s’en prendre à elle-même et aux convulsions de son histoire moderne. Mais ce standard ne concerne que la communication entre chercheurs confirmés, la publication de résultats de recherche ; ce n’est donc qu’une petite portion des échanges scientifiques, et je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur tout le reste.
Comment et pourquoi la science doit-elle continuer à se faire en français ?
Il est important que de la science se fasse en français – un diagnostic partagé sans équivoque par tous les chercheurs francophones avec qui j’ai abordé le sujet. On peut dire qu’il s’agit de favoriser une culture scientifique française, mais cela revient à repousser la question. Première réponse possible : pour l’effet de communauté dans le monde. Des francophones se rencontrent, parlent la même langue, la complicité est l`atout de suite, ils deviennent des interlocuteurs privilégiés l’un pour l’autre. Un autre but, très lié, est de favoriser les échanges : des mathématiciens francophones pourront venir dans les pays francophones, venir en France ; tout le monde en profitera. Et plus il y aura d’enseignements en français dans le monde, plus cela fera de lieux d’accueil pour nos étudiants, et plus cela fera d’étudiants étrangers en visite en France, c’est ainsi – par l’échange et la formation des jeunes – que l’on fera progresser notre science. Un troisième but est de fournir un environnement propice à la réflexion. Même si la mathématique est une langue universelle, on garde un avantage à penser dans sa langue maternelle ; c’est un fils de littéraire qui vous l’affirme ! On peut exprimer les idées plus facilement, communiquer avec les jeunes, avec le monde extérieur, etc. Les conférences publiques, vitales pour la vocation des jeunes et la culture du grand public, doivent autant que possible se faire dans la langue natale où l’on est plus à l’aise pour interagir, glisser des mots d’esprit et des nuances, entrer en résonance avec l’auditoire. Un quatrième but, d’ordre patrimonial, consiste à favoriser la lecture d’oeuvres qui par le passé ont été écrites dans d’autres langages que l’anglais. En mathématique, où les écrits durent très longtemps, ce but n’est pas à négliger. Toutes ces raisons sont liées : il s’agit en résumé d’entretenir une communauté d’idées, d’interlocuteurs privilégiés, d’échanges accrus et améliorés, de personnes heureuses de pouvoir travailler en français au quotidien. Ceci – la communauté – est le vrai enjeu.
Quelle place concrète réserver au français ?
Reprenons maintenant la question de la francophonie scientifique. J’ai parlé des articles de recherche : personnellement je les abandonne à l’anglais sans remords car il est important qu’ils circulent librement dans le monde entier. Mais il y a tout le reste : les échanges entre maître et élève, les discussions au sein d’un laboratoire, les ouvrages de cours, le travail de maturation qui précède la diffusion des résultats… tout ceci est considérable et représente au moins 95% de l’activité des scientifiques ! C’est à mon avis à ce niveau qu’il faut agir résolument pour préserver et enrichir la communauté. C’est ainsi que mes notes de cours sont en français, mes notes de séminaires sont en français, mes thésards apprennent normalement en français – je ne leur laisse pas le choix. De toute façon, en immersion complète, ils apprennent très vite le français !
Que penser des cours systématiquement donnés en français ?
Une question sensible, justement, est celle des cours donnés systématiquement en français. Cela fait des années que je me suis déjà exprimé publiquement à ce sujet, en prônant une attitude moins rigide en France, pour autoriser une certaine dose d’enseignement en anglais. La raison est simple : le but final est d’accroître la communauté francophone, et pour cela proposer une dose raisonnable de cours en anglais est un excellent moyen d’attirer des jeunes. D’abord parce que ces derniers peuvent être de prime abord plus familiers avec l’anglais, ensuite parce qu’ils se disent que l’anglais sera de toute façon indispensable à leur formation. Imaginons qu’un tiers des cours soit en anglais, cela fait peut-être 6 heures par semaine (pour un master, c’est le grand maximum, cela correspondrait au double de ce qui est requis) ; cela veut dire que sur les 110 ou 120 heures actives que doit compter sa semaine, notre étudiant consacrera 5 % de son temps à l’anglais, et tout le reste en français. Soyez certains qu’au bout du compte il maîtrisera le français bien mieux que l’anglais, et bien mieux d’ailleurs que s’il avait passé de longues heures à l’apprendre comme une langue étrangère dans son pays d’origine. D’où ce slogan qui peut sembler paradoxal : pour favoriser la francophonie, il convient d’autoriser les cours en anglais à dose raisonnable. Attention, il n’a jamais été question d’imposer le « tout en anglais » dans les formations scientifiques, et quoi qu’il en soit, le choix de la langue d’enseignement, pour un sujet aussi international, doit relever principalement des choix pédagogiques de l’équipe qui enseigne.
Quelles mesures mettre en œuvre pour promouvoir la culture française ?
Mes collègues et moi-même, mathématiciens de terrain intéressés au développement de la culture mathématique française, sommes d’accord dans l’ensemble, je crois, sur un certain nombre de mesures pragmatiques à mettre en oeuvre ou à développer : – favoriser la mobilité en France et hors de France, en agissant au niveau des bourses de thèses, des visas, en relâchant les contraintes et en offrant des débouchés ; – favoriser les diplômes délocalisés, avec des enseignants d’universités françaises allant donner des cours sur place, faisant de la publicité pour les formations françaises, ramenant des étudiants avec eux en France si possible ; et des laboratoires de recherche délocalisés également. – favoriser la diffusion d’ouvrages de cours, de niveau licence, master, agrégation ou autre, à prix cassé. Comme à une époque les ouvrages de la collection russe MIR, en français, qui avaient un succès foudroyant – on dit que l’éditeur américain qui a repris la collection a passé l’édition française au pilon, je ne sais si l’anecdote est exacte mais elle reflète bien l’idée qu’il y a une véritable compétition à mener sur ce terrain.
Merci à Cédric Villani, mathématiques 1994