Philosophie – 1969
Par Société des agrégés, le 14 octobre 2014
Mai 1969 : le matin de la première épreuve de l’agrégation de philosophie. Il n’est pas 7 h quand je quitte la maison avec mon père qui m’a proposé de faire une partie du chemin avec moi. Nous arrivons à la bibliothèque Sainte Geneviève, et très vite nous constatons qu’il se passe quelque chose d’anormal… De nombreux candidats sont déjà présents ; on les reconnaît à leur air stressé, leurs yeux fatigués, brefs ils ressemblent à des agrégatifs en fin de parcours.
Mais les portes de la bibliothèque, grandes ouvertes ont aussi laissé monter des manifestants, anti-agrégatifs ou autres, qui envahissent la salle, et armés de porte-voix tentent de nous convaincre de ne pas nous présenter au concours. Les « surveillants » ne savent que faire et s’en remettent entre autres à un Inspecteur Général, au demeurant fort respectable, mais qui n’a guère d’expérience de situation « révolutionnaire », et essaye toutes les formes de dialogues possibles et imaginables, sans obtenir la moindre reculade. En bon kantien, bloqué dans cette situation de « mal radical », il disparaît de temps à autre pour passer des coups de téléphone, sans aucun succès.
La situation pourrit sur place : les crises de nerfs se multiplient, quelques candidats abandonnent. Mon père tente de les faire rester ; explique que la province est en train de composer, et qu’il ne faut pas croire que l’agrégation n’aura pas lieu… Il reconnaît un collègue d’un autre lycée parisien et tout le monde pense qu’il a été convoqué pour cette surveillance, ce qui lui permet plus facilement de rester sur place et de continuer à parler avec les candidats au départ.
Un peu avant midi, après 4h de négociations infructueuses, les CRS arrivent et une forme radicalement nouvelle de dialogue s’instaure. Malgré quelques tentations, personne ne sera tabassé. La salle est divisée en deux par une rangée serrée de CRS, les volontaires pour composer sont priés de se rendre d’un côté, les « anti » de l’autre ; nous finissons par trouver nos tables et par découvrir notre sujet de dissertation sur Hegel en dégustant les sandwichs bière et jus de fruits qui nous sont apportés à notre table… Il fait quasiment nuit quand nous sortons, 12h après notre arrivée à Sainte Geneviève, munis d’instructions pour la suite des événements, car on craint que la bibliothèque ne soit à nouveau envahie si de nouvelles épreuves s’y déroulent.
Je suis convoquée – par pneumatique, je crois, ces petits bouts de papier aujourd’hui disparus qui font le tour de Paris en un clin d’œil (moins vite qu’internet cependant) – à la Mairie du 9e arrondissement pour la deuxième épreuve, qui porte sur le thème de l’année, la technique. Après avoir erré dans des couloirs qui ne mènent nulle part – ou du moins seulement aux pièces d’identité ou déclarations de décès – nous nous trouvons dans une petite salle aménagée pour nous, et composons pendant des heures plus conformes à l’organisation normale du concours…
Nous voilà libres… de préparer l’oral.
Quelques semaines plus tard, une session spéciale de l’écrit est organisée pour les absents parisiens et aixois de la session « normale » – quelles que fussent leurs raisons.
L’attente commence. S’y ajoute la question de savoir où nous allons passer l’oral, si même nous allons passer un oral. Quel bâtiment administratif va nous accueillir ? Quand ? Finalement, après un été passé à Aix où se déroule le premier colloque consacré à Wittgenstein, et à Londres où je révise assidûment Locke et quelques autres, les admissibles sont convoqués en septembre au dernier étage d’un immeuble de la Pitié Salpêtrière. Plan de Paris en main, nous nous préparons à ce nouveau déplacement. Aurons-nous des livres pour la grande leçon ? Oui, mais peu ; je ne sais comment ils ont été choisis ni acheminés.
Entre deux préparations, nous fréquentons assidûment le bistrot d’en face qui voit défiler un groupe assez différent des étudiants en médecine dont il a l’habitude ! Je me remonte à coups de petits cafés avec un candidat un peu différent des autres ; c’est un ami de mon professeur de philo de terminale et il est tri-bi-admissible : oui 3X2=6. Il a passé six fois l’écrit, a été admissible chaque fois, collé à l’oral, et se présente, dit-il, pour la dernière fois. Il a étudié à fond tous les auteurs qui ont été un jour au programme, ce qui fait de lui un véritable puits de science. Chaque fois que nous nous réunissons chez moi pour préparer les questions de l’oral, je suis stupéfaite devant l’ampleur de ses connaissances que son expérience d’enseignant lui permet de bien partager. J’en suis l’heureuse bénéficiaire et lui répète avec une conviction non feinte qu’il va être reçu, qu’à la septième fois etc… Calmer son trac m’aide à faire face au mien. Et nous repartons vers le jury pour le latin, l’anglais, la grande leçon et autres épreuves. Inutile de dire qu’il fut brillamment reçu… Après quatre mois de concours, nous pûmes enfin partager le Champagne du succès.
On peut donc tout faire à l’hôpital, même passer l’agrégation de philosophie !
Anne Lewis-Loubignac