Lettres classiques – 1992

Par Société des agrégés, le 13 octobre 2014

Lettres classiques – 1992

Elle aime lire, elle a son certificat d’études. À peine sortie de l’enfance, elle a dû entrer en atelier pour coudre, aider sa famille, puis élever sa fille, seule. À presque soixante‐dix‐neuf ans, studieuse, elle lit les Fables de La Fontaine. Cela remue en elle de beaux souvenirs d’école, elle récite des dizaines de vers, par cœur. C’est donc cela, le « programme d’agrégation » ?

Elle se laisse alors porter par les récits de L’Heptaméron, étonnante, cette Marguerite. Elle découvre aussi Huysmans, un drôle d’écrivain, troublant…Et cette Cantatrice chauve….ne se moque‐t‐il pas de nous et du théâtre, ce Ionesco ?

Elle lit Gorgias , un livre bien compliqué : sur la page, à côté, c’est écrit en grec, la petite lui a expliqué : les Grecs, en voilà de beaux parleurs bien habiles !

Horace et sa poésie bercent ses soirées : elle aurait aimé lire la « V.O. » mais elle s’épuisait déjà dans une usine quand d’autres jeunes filles de son âge découvraient le bonheur de la langue de Virgile.

Elle lit et relit : avec sa finesse d’esprit, son sens de la logique et de la syntaxe, elle comprend et analyse les textes. Elle se laisse porter, emporter par les phrases, loin des commentaires universitaires. Elle parle des œuvres avec plus d’intelligence que certains arrogants prétentieux sur les bancs de la faculté qu’elle ne connaîtra qu’à travers les récits de sa petite fille. Son franc‐parler amuse, ses jugements sont tranchants, elle construit du sens, avec persévérance, cohérence et justesse.

Elle a refusé que sa petite fille parte en ville seule, pour une « Khâgne », terre inconnue, puis pour « passer l’agrégation », rêve d’honneur familial, promesse glorieuse de côtoyer les nantis du savoir. Quand d’autres profitent d’une retraite méritée, elle se familiarise chaque jour avec les auteurs de sa petite et, dans un minuscule appartement de banlieue lyonnaise, vit dangereusement, appuyée, fragile, sur sa canne, entre les piles de livres au sommet desquelles trônent « Gaffiot », acheté chez un bouquiniste des quais de Saône et « Bailly », le flamboyant, qu’elle respecte comme d’augustes compagnons.

Elle passe aussi les épreuves écrites, levée dès cinq heures du matin, pour veiller, protectrice, aux nourritures terrestres de l’étudiante.

Elle perd le sommeil quand la petite « monte à Paris ». Elle a relu toutes les œuvres au programme pour en parler à nouveau avec celle dont elle pense qu’elle s’exprime comme Bernard Pivot.

Quand le téléphone sonne, en juillet 1992, la petite est reçue dixième ! En attendant que la lauréate « redescende » de Paris, elle organise la fête d’anniversaire des vingt‐deux printemps de sa jeune agrégée. Elle, à qui la vie n’a pas offert la chance de pouvoir étudier, répète inlassablement le nouveau titre de noblesse de l’enfant de son enfant : agrégée de Lettres Classiques, et elle entend « lettrée qui a de la classe ». Son cœur est fier.

À ma grand‐mère qui savait lire (Certificat d’études, Kenchela, Algérie, 1926), et qui lut sans faillir toutes les œuvres au programme en 1992. Son goût des textes et son amour rayonnant furent les précieux compagnons de mon année d’agrégation de Lettres Classiques (Lyon, 1992). Je reste éternellement fière d’elle, sûre qu’en d’autres temps, d’autres circonstances, elle eût aussi obtenu «son agrégation».

Joëlle Cohen