En matière d’inspection, l’ère des Revizors a vécu – Françoise Gomez
Par Société des agrégés, le 15 février 2014
Françoise Gomez est inspectrice d’académie – inspectrice pédagogique régionale de Lettres, chargée de mission académique Théâtre, dans l’académie de Paris, où elle a auparavant enseigné en classes préparatoires littéraires. Fondatrice des sections Théâtre des CPGE, elle a assuré de 2003 à 2008 une mission d’inspection générale pour le théâtre. Sa carrière se partage entre Paris et Lille, où elle a également exercé comme professeur puis comme inspecteur.
Pour quelles raisons avez-vous accepté de devenir inspecteur ?
C’est en 2000, tandis que j’exerçais en classes préparatoires à Paris, qu’un collègue collaborateur au CAPES m’a parlé de cette perspective, dans le cadre de la mission d’information et de « repérage » qui était (et demeure) demandée aux inspecteurs. Jusqu’alors je n’avais jamais été traversée par l’idée d’une telle orientation professionnelle : mon parcours, assez courant, était celui d’une agrégée en exercice, retenue comme tutrice et formatrice académique après des inspections, passée aux jurys de concours, et nommée en « prépas ». Avant de me lancer à passer le concours d’IA-IPR, j’ai pris l’avis d’inspecteurs généraux qui avaient exercé eux-mêmes la fonction d’inspecteur pédagogique régional, afin de savoir si ma candidature leur paraissait plausible. J’avais aussi accompagné dans ses fonctions le collègue « recruteur », et apprécié d’y retrouver le rôle de conseil et de formation professionnels que j’avais exercés en étant tutrice et formatrice dans le secondaire. Cela peut paraître paradoxal, mais en devenant inspecteur de l’enseignement secondaire à l’issue de sept ans d’exercice en « prépas », je n’ai jamais eu la sensation de changer de métier, du moins de rompre avec une perspective de carrière pour m’engager dans une autre : la relation privilégiée que vous pouvez avoir avec des étudiants dont vous repérez le talent singulier, que vous formez à développer leur potentiel et que vous informez sur les perspectives qui s’offrent à eux, c’est exactement le cœur de mission d’un inspecteur pédagogique régional à l’égard des professeurs qu’il lui est donné d’accompagner.
Quelles sont néanmoins les caractéristiques de vos nouvelles fonctions (les bonnes et les moins bonnes) ?
Bien entendu, si l’exercice du métier d’inspecteur et celui du métier d’enseignant procèdent à mon avis du même esprit, en pratique, ce n’est pas la même chose ! Il y a d’abord une différence de champ d’action : dans le sigle qui résume notre profession, IA-IPR, « I. A. » signifie « inspecteur d’académie ». Vous avez donc, au sein d’une équipe, d’un « collège » de discipline, la responsabilité du suivi de centaines d’enseignants sur un territoire vaste : plusieurs bassins d’éducation, sur plusieurs départements (seul Paris superpose commune, département, et académie) ce qui implique un effort d’attention et de mémoire à l’égard des établissements et des personnes, de sorte que l’Éducation nationale le demeure, comme j’aime à le dire avec humour : dans l’« Éducation nationale », on défend l’adjectif !
Beaucoup de professeurs, et souvent les plus dévoués à leur métier, donnent tout à leurs élèves et manquent de temps pour penser à leur carrière ; souvent aussi, lorsque leur enseignement a atteint son but auprès des élèves, ils conçoivent déjà d’autres projets, d’autres progressions, et ils n’ont pas toujours l’énergie ni la conviction de formaliser leurs pratiques (en rédigeant le compte rendu d’une séquence qui a porté ses fruits, en produisant un article professionnel, une ressource numérique, etc.).
Ce travail de formalisation, cet « arrêt sur pratiques », l’inspection en offre l’occasion, non seulement par la rédaction d’un rapport, non seulement par l’entretien qui va valider, éclairer, rectifier au besoin les orientations prises, mais aussi par le contact interpersonnel qui permet à l’investissement des professeurs et aux projets des équipes d’être connus de l’Institution. En ce sens l’échange électronique et la vie culturelle maintiennent un lien durable entre les enseignants et les corps d’inspection : l’ère des Revizor qui sèmeraient la terreur, en débarquant tous les cinq ans dans un établissement qui n’en peut mais, avant de repartir comme une tornade vers des cieux improbables, a définitivement vécu ! Un courriel de temps en temps pour donner des nouvelles ou signaler un travail abouti, une rencontre au théâtre en compagnie des élèves, une conversation chez un libraire, au cours d’un colloque… autant d’occasions de donner une réalité concrète, individualisée, au fameux « travail en réseau » et au suivi des carrières, qui ne sont pas un jeu désincarné de données ou de statistiques.
Si j’insiste sur la mission d’accompagnement humain, ouverte et attentive, c’est que rien ne peut réussir dans l’éducation sans cette dimension primordiale, que l’on soit professeur ou inspecteur – c’est-à-dire, dans les deux cas, formateur. La mission d’un IPR, « inspecteur pédagogique régional », c’est encore, et simultanément, d’être un garant scientifique : les professeurs de toutes générations sont légitimement attachés aux connaissances qu’ils transmettent, à nous de leur montrer que la dimension pédagogique ne se développe pas au détriment des savoirs, et que réfléchir sur les nécessaires évolutions de l’évaluation, par exemple, ne signifie pas pour autant tomber dans le « pédagogisme ». C’est pourquoi j’aime à réserver une part de temps pour me placer régulièrement en situation de transmission et de recherche, quand j’interviens en première ligne dans une formation, pour une conférence, un atelier, l’animation d’une table ronde, etc. Je conçois chaque année, en réponse aux besoins constatés, des stages dont je m’efforce de présenter une image cohérente, et qui permettent aux collègues en exercice dans le secondaire de garder ou de retrouver le lien avec l’Université.
Et puis plus d’un IA-IPR garde une plume, ou dirige des ouvrages. Notre rôle fait ainsi de nous des cadres territoriaux en fonction permanente de « passeurs ». Missi dominici si l’on veut, dans le sens où nous sommes, pour nos tutelles (Recteur au niveau académique, Inspection générale et Ministre au niveau national) les premiers observateurs du « terrain » et les transmetteurs de la politique éducative du Ministère. Mais cette fonction n’a rien de servile, elle s’ancre toujours dans une réflexion partagée, du temps pris en séminaires et en groupes de travail, pour la construction démocratique d’un consensus représentatif. Nous ne sommes donc pas des « courroies de transmission » privées de liberté critique : si tel était le cas, nous ne saurions pas convaincre, le moment venu.
Ce placement intermédiaire, au sens fort du terme, fait qu’on ne cesse de faire appel à nous comme ressources. Les IA-IPR, qui sont statutairement conseillers du Recteur, interviennent souvent au niveau stratégique de l’action académique : c’est d’abord parmi eux qu’on recrute les délégués académiques à l’action culturelle, les conseillers en nouvelles technologies, les directeurs de l’enseignement technique…
Au niveau national, sous l’autorité du Ministère et de l’Inspection générale, et avec les professeurs, on a recours aux IPR pour produire les sujets d’examens, rénover les programmes, ou participer à l’encadrement des concours de recrutement. Par détachement un IPR peut exercer la fonction de directeur de CRDP ; il peut encore orienter sa carrière vers le statut d’Inspecteur d’académie chargé des services de l’Éducation nationale pour le premier degré (DASEN), dans un département, où il aura en responsabilité les écoles, le suivi administratif des collèges, et sous son autorité les inspecteurs du premier degré (IEN). Et bien sûr, même si le nombre de postes est restreint, un IPR peut postuler au grade d’Inspecteur général dans sa discipline.
On aura compris que la difficulté essentielle à gérer réside dans la surcharge professionnelle et dans l’hétérogénéité des tâches. Se consacrer à un établissement où l’on est en visite, cela implique de fermer son portable et de ne pas traiter son courrier électronique durant les heures ouvrables : les services administratifs qui cherchent à vous joindre en urgence tendent parfois à oublier cette réalité… S’il ne veut pas doubler, la nuit, la journée de travail administratif qu’il a dû différer le jour, l’IA-IPR se trouve donc aux avant-postes de la « modération » des pratiques en matière de communication, notamment électronique ! Nous construisons là une compétence nouvelle : il faut savoir orienter chaque objet vers le support et le canal idoines, motiver l’échange électronique par la multiplicité (raisonnée) des destinataires ou par le travail collectif sur un document partagé, se souvenir qu’un courriel envoyé n’est pas pour autant un message lu, ne pas oublier mais légitimer l’imprimé, réguler les appels téléphoniques, savoir éveiller la mémoire vivante de qui est en face de vous et vous dit par réflexe : « Envoie-moi un mèl pour me dire tout ça… », et par-dessus tout, anticiper, trier les ordres de priorité, savoir se souvenir, donner du temps au temps…
En tant qu’IA-IPR de Lettres chargée de mission pour le théâtre, je suis placée aux avant-postes de cette évolution : prendre le temps de trouver les mots justes dans la situation appropriée, c’est toujours gagner du temps, car l’humain est la chance et l’avenir du numérique, non l’inverse.
Conseilleriez-vous votre parcours à nos collègues, et pourquoi ?
La réponse est oui, sans hésitation. Les temps changent plus vite qu’il n’y paraît et rarement là où on s’y attend. Le temps n’est plus où le professeur, notamment le professeur agrégé, était cet intellectuel parachuté qui laissait les questions d’administration et d’« intendance », voire de pédagogie, aux équipes d’encadrement ou à des collaborateurs « spécialisés ». Souvent le professeur payait ce détachement idéaliste de l’infantilisation de son image : « Ils ne connaissent pas les réalités du travail hors de l’école, ils ne se posent pas la question des débouchés… », entend-on dire encore à propos des enseignants… mais plus si souvent !
Effet de crise ? Émerge une génération qui, sans rien abandonner des ambitions intellectuelles qui sont les siennes, aspire au pragmatisme et prend à bras-le-corps les conditions socio-économiques de l’enseignement, une génération sans illusion mais sans désespoir, qui a lu Bourdieu mais qui sait que l’instruction laïque, gratuite et obligatoire, reste plus que jamais un modèle à défendre à l’heure de la mondialisation. Le métier d’IA-IPR, en tant qu’il recouvre un ensemble de missions mais aussi de valeurs, représente pour cette génération- là un débouché cohérent.
Merci à Françoise Gomez, lettres modernes 1980