Dans ce métier, il faut savoir s’épargner
Par Société des agrégés, le 13 octobre 2016
Traumatisme
Il y a quelques années, se rendant sur son lieu de travail dans une zone dite sensible, elle a été agressée. Assez violemment pour qu’elle ne puisse reprendre le travail qu’au bout de plusieurs semaines de congé. Jusque-là, elle avait toujours apprécié de travailler avec des élèves qu’elle portait tout au long de l’année, résolvant leurs difficultés, s’intéressant à eux, refusant de les abandonner à leur sort.
L’agression la déstabilise. Ses agresseurs ressemblaient tellement à ses élèves. Et puis il y a la faiblesse, physique, qui l’assaille quand elle s’y attend le moins. Les larmes qui montent toutes seules. N’importe où. N’importe quand. Elle se sent démunie. Elle comprend vite qu’elle n’a plus la résistance qu’il lui faudrait pour tenir devant son public. Elle aimait convaincre, entraîner son auditoire, déployer son énergie pour persuader ses élèves. Désormais, elle a peur. Il suffit que l’un d’entre eux lève le doigt ou le ton pour qu’elle imagine le pire. Que les images de l’agression reviennent. Qu’elle le voie surgir près d’elle, menaçant. Elle a le souffle court, elle vacille, elle transpire. Elle étouffe.
Elle a l’impression que personne ne la comprend. Le rectorat ignore ses appels à l’aide. Elle demande un autre poste, un peu plus protégé peut-être, le temps de reprendre pied. Qu’au moins elle n’ait pas à refaire le même trajet quotidien. On le lui refuse. Dans l’Éducation nationale, il n’y a pas de stress post-traumatique.
Dans ce métier, il faut savoir s’épargner…
Réunion. Visages un peu tendus de jeunes professeurs en quête des informations qui leur rendront la tâche moins difficile. Certains, à quelques jours de la rentrée, ne connaissent pas leur établissement, tous doivent encore attendre pour être assurés d’un emploi du temps et de classes qui pourront parfois encore être modifiés pendant quelques semaines. Leurs cours sont donc loin d’être prêts malgré une grande volonté de bien faire. Angoisse du débutant soucieux d’être à la hauteur. Questions sur le fonctionnement administratif de cette institution, connue pour ne pas ménager pas ses troupes.
Soudain une interrogation : quel remède aux difficultés rencontrées avec un élève ? Que faire devant les problèmes familiaux, sociaux, psychologiques impossibles à ignorer ? L’un, plus expérimenté, avoue une impuissance, difficile à supporter, devant la maladie mentale d’un élève. Il a tenté de se former tout seul, a tâtonné pendant un an. Comment trouver les interlocuteurs qualifiés ? Quels liens avec les services médicaux et sociaux ? La réponse de leur interlocuteur tombe, un peu froide et de nature à les éclairer, s’ils pouvaient s’en aviser à ce moment-là, sur leurs rapports à venir avec l’institution : « dans ce métier, il faut savoir s’épargner ».
Publié sur theconversation.com le 12 octobre 2016