Arts plastiques – 1995
Par Société des agrégés, le 15 octobre 2014
Ou comment l’architecture du lieu du concours fut déterminante.
Je me propose de mettre le lecteur de mon texte dans la même posture que le jury le jour de l’épreuve et vous faire vivre le même suspense…
« Deux points diamétralement opposés se rejoignent bizarrement en contact » tel était le sujet de l’épreuve de création plastique, une des deux épreuves d’admission à l’agrégation interne d‘arts plastiques en 1995.
Cet énoncé, à l’allure mathématique, sembla déstabiliser la majorité des candidats. S’en suivirent des échanges de regards perplexes qui témoignaient d’une interrogation générale. A contrario, cette phrase énigmatique me ravit immédiatement. Après un long temps de réflexion, mon objectif fut d’imaginer un dispositif destiné à piéger, d’une certaine manière, le jury. Ou, en tout cas, à le surprendre… Il faut préciser ici que cette épreuve se déroule en deux temps : huit heures de création, puis une soutenance, destinée à faire saisir les enjeux de la proposition devant un jury.
Ma démarche artistique habituelle questionne le point de vue du spectateur au travers de mon œil que je peux qualifier de « photographique ».
Cette année-là, le concours se déroulait au centre d’examens d’Arcueil. Sachant qu’il était possible que certains membres du jury circulent pendant l’épreuve, je veillais tout particulièrement à ce que rien ne soit visible avec évidence dans mon espace de travail. En clair, je travaillais dans l’ombre… Je devais être stratégique pour ne pas attirer l’attention malgré qu’il n’y ait rien à voir, du moins apparemment. La réponse que j’avais imaginée peut s’apparenter à une transposition contemporaine du principe de la « camera obscura ». Je fais référence au principe de captation d’une image grâce à un miroir.
Je décidais alors de tirer parti de l’architecture du lieu et plus spécifiquement d’une fenêtre. Dans l’immense salle où nous étions installés, les fenêtres sont étroites et très hautes avec un rebord vers l’intérieur. Après une lecture verticale attentive de l’ensemble des baies vitrées proches de mon emplacement dédié, l’une d’entre elles, se prêtant à mon projet, fut sélectionnée. Il fallait qu’aucun élément du paysage extérieur ne vienne perturber visuellement ce qui apparaissait à l’intérieur du cadre. Ma tête oscilla alors du rebord vers le haut, dans un système d’aller-retours réguliers, afin d’évaluer les possibilités liées à la transparence de la fenêtre.
Dès le départ, l’idée d’exploiter un ou plusieurs miroirs, objets que j’utilisais à l’époque dans mes installations, s’imposa. J’avais apporté de très grands miroirs rectangulaires et d’autres très petits et carrés. Plus le temps s’écoulait, plus je réduisais le nombre de miroirs dans mon projet jusqu’à prendre la décision de n’en utiliser qu’un seul. Ce fut un petit carré de 15 cm de côté qui donna naissance à une proposition minimaliste. En lisant et relisant l’énoncé, il m’apparut que le terme « bizarrement » était fondamental et c’est sur celui-ci que devait s’appuyer mon dispositif.
J’avais installé une petite mallette métallique grise sur le rebord de ma fenêtre. Customisée et totalement recouverte d’un matériau épais et blanc à l’intérieur, elle avait ainsi une nouvelle fonction : recevoir en son centre le fameux petit miroir collé à plat. Et surtout, elle fut fermée de suite pour que personne ne puisse voir son contenant. Après avoir capturé le miroir dans la boite, il restait l’élément-clé de mon système de visée, à savoir un mot – mûrement réfléchi- éclairant par sa nature-même la phrase du sujet à s’approprier. Je cherchais un mot court permettant de tisser un lien entre les différents termes de l’énoncé. Ainsi, je collais, en toutes petites lettres (cinq millimètres de haut) blanches adhésives, les trois premières lettres de ce fameux mot pratiquement au centre du petit miroir carré mais légèrement décentré vers la gauche. Et cette fois-ci, la mallette fut définitivement fermée, après un ajustement extrêmement minutieux et subtile des lettres restantes sur un autre support que je vous révèlerai par la suite. Pour l’instant, vous ne voyez toujours rien- mentalement, évidemment…- et le jury non plus !
Le jury circule également entre la fin de l’épreuve de création et les différentes journées de soutenance qui suivent et s’échelonnent sur plus d’une semaine. Il peut ainsi se faire une idée de l’ensemble des propositions des candidats. Ma stratégie consista en une absence totale de visibilité de ma réponse. La mallette n’avait pas été fermée à clé et j’avais espéré que les membres du jury ne l’ouvriraient pas avant ma soutenance… sacré pari sur l’avenir !
Il me fallait maintenant construire un discours élaboré avec une extrême précision car je misais sur une participation plus qu’improbable, a priori totalement impossible- des membres du jury.
Pendant ma prestation orale, je devais absolument éveiller la curiosité d’au moins un des trois hommes qui constituaient le jury pour qu’il se lève, se déplace jusqu’à la fenêtre et vienne ouvrir ma valise fixée à un emplacement, réglé au millimètre près, grâce à une pâte de fixation bien connue ! Ce qui avait permis un ajustement parfait de mon dispositif.
Lors de la soutenance, mon amorce linguistique, dans laquelle j’avais évidemment glissé les accroches nécessaires pour susciter l’envie de se déplacer, fut performante au-delà de mes espérances… En effet, le moment qui suivit fut réellement un moment de grâce ! Difficile d’imaginer une suite plus jubilatoire pour un candidat ! Mon discours était construit de telle sorte que j’avais prévu le moment idéal où au moins un membre du jury devait se lever pour que mon dispositif soit opérationnel. Je vous laisse imaginer le bonheur qui m’a alors envahi lorsqu’un des hommes qui me faisait face quitta son siège et se dirigea en direction de la fenêtre. Il ouvrit la valise, se pencha au-dessus, leva la tête vers le haut de la fenêtre, regarda à nouveau dans la valise, releva encore sa tête en pointant du doigt ce qu’il venait de découvrir très haut sur la vitre de la fenêtre : la fin du mot !
On pouvait lire, deux mètres plus haut, sur la vitre : « ITES ». Les trois premières lettres « LIM » étaient celles collées sur le miroir dans la valise. Vous venez de le comprendre, le reflet dans le miroir reconstituait la globalité du mot « LIMITES ». Comme prévu et fortement espéré, les quatre dernières lettres étaient pratiquement invisibles sur la fenêtre car ce jour-là, le ciel était presque blanc et elles disparaissaient dans la pâleur ambiante. Elles avaient été très complexes à installer car placées extrêmement haut sur la fenêtre. Leur réglage dépendant de la taille à laquelle elles devaient apparaître sur le miroir dans l’axe du début du mot, aux mêmes dimensions et sans distorsion relevait d’un défi digne d’une anamorphose… Installation d’autant plus difficile que perchée sur un escabeau au moment du collage, je ne devais pas me faire remarquer afin de ne pas dévoiler mon dispositif…
C’est dans ce dispositif optique, entre les deux parties du mot se retrouvant bizarrement en contact, que résidait ma réponse à cette phrase énigmatique. Vous imaginez aisément ce qui suivit. Le membre du jury, à la fois complètement ébahi par sa découverte et complice maintenant avec moi, ne pouvait qu’inviter ses deux collègues à venir faire l’expérience du sensible. Avec une posture proche de celle d’un enfant émerveillé, il leur fit un signe du doigt les invitant fermement à se déplacer en y ajoutant des propos convaincants.
J’ai su précisément à ce moment-là que, non seulement j’avais gagné mon pari – cette improbable complicité avec le jury- mais que de surcroit une nouvelle relation venait de se créer entre le jury et la candidate que j’étais. En effet, l’épreuve étant publique, une frustration évidente pouvait se lire sur les visages des candidats assis derrière le jury. Ne pouvant pas faire l’expérience visuelle de mon dispositif, il leur manquait la clé du système… En revanche, le jury et moi-même avions, d’une certaine manière, un secret commun qui isolait maintenant le public de notre conversation.
L’échange qui suivit ne se fit plus sur le même plan qu’au début de l’entretien. Le plaisir de jouer avec les mots avait pris la place à une banale soutenance qui finit en jubilation étymologique de part et d’autre, teintée d’un plaisir non dissimulé de nous quatre. Malheureusement, le temps imparti pour cette épreuve arriva à son terme alors que notre complicité grandissait et que le contenu des débats s’étendait bien au-delà des attentes du concours. La note maximale donnée à cette épreuve, inespérée, me propulsa en tête du concours.
J’espère vous avoir fait déguster visuellement ce moment unique du concours gravé dans ma mémoire.
Chantal Ferrand