Curriculum, curriculum, curriculum

Par Société des agrégés, le 1 décembre 2014

Curriculum, curriculum, curriculum

On ne soulignera jamais assez le caractère ridicule du jargon propre à l’Education nationale. Parfois, l’étude étymologique se révèle bien significative. 

Il est deux signes de l’épuisement d’une langue et de l’inspiration de ceux qui en usent : la pédanterie et le jargon. A la première on doit la réactivation du vieux mot romain de curriculum pour lui donner un sens aussi inédit qu’incertain, et, au second, l’invention de « curriculaire », qui a pour  ’instant le seul avantage d’offrir l’occasion d’une rime riche avec « funiculaire » et « auriculaire. »

Comme on ne peut imaginer que les auteurs de cette réactivation-invention aient voulu renvoyer à l’usage commun du mot curriculum en latin (une… lutte à la course : on voit ce que cela donnerait si on appliquait ce modèle aux études scolaires !), il faut donc croire qu’ils ont plutôt voulu faire référence à une autre forme de curriculum, dont le cadre fut fixé en 180 avant Jésus-Christ par la lex Villia annalis, qui définit le cursus  honorum, c’est-à-dire le parcours obligé des magistrats romains. Cette fois, on se prête à penser que ceux qui, de nos jours, croient urgent de transformer les études scolaires en un curriculum, ne savent pas, ou ont oublié, ce qui motiva Rome à en fixer les règles.

Rome était alors au lendemain de la seconde guerre punique et, ivre d’une victoire arrachée à un prix faramineux, entendait se payer sur l’Orient grec dont l’effacement de Carthage lui avait ouvert les portes. Cela déclencha un débat virulent au sein des élites romaines qui étaient alors en pleine recomposition : jusqu’au début du IIIème siècle avant Jésus-Christ, la vieille opposition entre patriciens et plébéiens avait joué, mais, à la veille des guerres puniques, un reclassement était en cours qui devait allier dans un même intérêt les élites issues de ces deux groupes. Portées par la victoire sur Carthage, ces élites s’entendirent pour capter le pouvoir à leur seul avantage : c’est ainsi que naquit la nobilitas, groupe de ceux qui avaient revêtu une magistrature suprême, qu’ils fussent patriciens ou plébéiens. Cette nobilitas, attachée aux vieilles traditions romaines — du moins dans son discours —, regardait d’un mauvais œil ceux qui voulaient profiter de l’aventure orientale pour se couvrir de prestige et lui ravir sa place. Elle multiplia les actions et stratagèmes pour briser leur ascension : la lex Villia annalis fut un des moyens les plus ingénieux utilisé à cette fin.

Formellement, elle fut adoptée à l’initiative d’un tribun de la plèbe, Lucius Villius, et semblait donc défendre les intérêts des masses… dans les faits, elle consolida ceux d’une toute petite minorité, la nobilitas précisément, qui sut en jouer à son seul profit. L’idée était de mettre fin aux aventures
personnelles que les Scipion multipliaient alors, et d’offrir à tous les mêmes chances… du moins à tous les plus riches, car il fallait disposer d’une fortune colossale (le cens équestre) pour être éligible : en donnant un cadre rigide à la carrière des magistrats, la lex Villia annalis rendit impossible de telles aventures, mais elle remit surtout à la nobilitas le contrôle de fait de tout le système politique à la tête duquel elle se trouvait déjà.

Au nom d’une plus grande ouverture, on provoqua ainsi une des plus grandes fermetures que Rome ait connues : souhaitons que la leçon soit entendue avant que la logique curriculaire ne prévale.

Michel Fauquier, La Perverie (Nantes), Institut Albert-le-Grand (Angers)